Le journal d'un généalogiste

 La petite ville lovée au pied des Pyrénées, où j’ai vécu, enfant, grésillé sous le soleil d’août 1943. Les rues grouillaient de troupes allemandes. La proximité de la frontière espagnole, l’épaisseur des forêts montagnardes rendaient propices les passages clandestins et les actions de la résistance. Aussi l’occupant se montrait-il nerveux et particulièrement mobile. Tandis que les patrouilles parcouraient fébrilement les environs, nous, les enfants, nous poursuivions nos jeux, sur les trottoirs du quartier, sous la surveillance de quelques mamans qui ne travaillaient pas en usine, ou qui ne couraient pas à la campagne en quête de ravitaillement.

gué

Il y avait là une petite bande de gamins, efflanqués comme des chats de gouttière, futés comme des moineaux, toujours à l’affût du moindre maraudage, car en ces temps de disette, une poignée de mûres, une pomme, constituaient un régal pour beaucoup d’entre eux, un complément apprécié à la maigre ration quotidienne.

Outre mon frère, surnommé Zorro, ou Arizona Bill (souvenir des derniers films d’avant l’occupation) la bande décomptée dans ses rangs, Judex (autre référence cinématographique), Edmond, dit Mounet, puis un réfugié alsacien, dont le patronyme imprononçable pour nos glottes méridionales était devenu « Fildefer » et une fille, réfugiée aussi : « Gigolette » (peut-être Juliette).

Pattétes (faire bien sonner le S final !) un authentique béarnais, court sur pattes et en perpétuel mouvement, déboula un jour sur le trottoir, dès quatorze heures, béret vissé sur son crâne tondu, l’air d’un conspirateur : « je sais un endroit où il y a des figues… mais il faut passer le gave ». Conciliabules, discussions feutrées, mise au point de la stratégie.

Et par petits groupes on s’achemine vers la campagne toute proche. « On va au bosquet de Crouzeilles » lance un menteur digne de foi, à quelques mamans apparues aux fenêtres.

Le gave coule au fond de deux rives escarpées que le bosquet des Crouzeilles surplombe.

mûres

Le « Gouat », un gué, permet sans trop de dangers de traverser les eaux bien limpides du torrent que l’idée a réduit à la mesure de nos jambes enfantines. On descend sans difficulté jusqu’au bord, tout en se gavant de mûres, juteuses, gorgées de soleil et sucrées, divines pour nos appétits de gueux.

Puis, par bonds successifs, sur les larges pierres plates du gué, nous atteignons l’autre rive, escarpée, que nous escaladons avec l’agilité des isards pyrénéens. Pattétes, premier de cordée, dirige le reste de la troupe sur un sentier à demi enfoui sous les fougères, et nous voilà au bord d’une prairie déserte et silencieuse, piquetée çà et là de bouquets de buis arborescents entremêlés de ronciers.

Les figuiers sont là-bas, dans un verger, adossé à une grange en ruine, d’où ne s’échappe aucun signe de vie : l’aubaine !

Qui a la course, qui sautillant, chacun se lance à l’assaut du trésor.

Soudain, un claquement saccadé d’armes automatiques déchire le ciel immobile, suivi dans les fourrés de cris gutturaux.

Le tir s’arrête. Un Allemand casqué surgit d’on ne sait où, gigantesque au-dessus de nos corps, figés dans l’herbe où nous étions jetés pêle-mêle, pétrifiés par le bruit de la mitraille. Les bottes noires, au raz de mon nez, me paraissent grotesques.

Près de moi, mon grand frère, Zorro, avait saisi ma main ; plus loin, Judex, vaincu se levait, les bras au-dessus de sa tête, comme au cinéma, attendant sa dernière.

Fildefer l’alsacien, roulait des yeux blancs d’épouvante. Un à un, les garçons émergeaient, livides, et Gigolette essayait de masquer la tâche humide qui s’étendait sur son tablier.

« Terrorist » tonnait l’allemand qui tenait à bout de bras l’oreille de Mounet et de Pattétes dont le visage décomposé virait au vert.

D’autres soldats nous entouraient maintenant, discutant dans leur jargon.

Et voilà que du bout de la prairie s’avance une automitrailleuse, canon pointé, fanion rouge et noir sur le capot.

Un officier en casquette sanglée dans un uniforme impeccable en descend, salué d’un geste mécanique par les soldats. L’un d’eux donne des explications.

L’officier secoue la tête, frappe ses bottes de sa badine, donne un ordre bref et repart dans son véhicule.

mitrailleuse

Trois soldats nous poussent devant eux vers le bout de la prairie, plus morts que vifs, vacillant sur nos jambes.

Nous rejoignons l’automitrailleuse près d’une pancarte jaune et noire au pied de laquelle se trouve l’officier, et près de lui un jeune soldat figé aux garde-à-vous.

L’officier lui intime un ordre que le soldat traduit sans accent. « Qui sait lire parmi vous ? » Les doigts se lèvent, timide. « Toi » dit-il officier en poussant Mounet sous le panneau. Une voix chevrotante, émet, à peine audible. « Champ de tir, zone interdite » et pousse le zèle jusqu’à déchiffrer « Verboten ». L’interprète reprend, après l’officier « l’Oberlieutenant demande d’où vous venez et ce que vous faites là ». Nos mains se tendent vers le gave et Mounet articule péniblement : « on cherche des figues »

« des fruits ? » demande l’allemand qui se tourne vers son supérieur et débite une longue phrase d’un air entendu.

« Ach ! Ach ! » fait l’officier, tête baissée, la mine pensive, puis il donne un ordre, et remonte dans son véhicule, après nous avoir toisé d’un air sévère en nous adressant un «Jeunapang » incompréhensible.

« Rentrer chez vous, et ne revenez plus, c’est dangereux ; ici, les soldats s’exercent pour la guerre ! »

Jamais, je pense, une prairie n’a été parcouru aussi vite, ni le gave traversé avec moins de précautions.

Parvenus sur l’autre rive sans reprendre haleine, nous nous réfugions dans le bois de Crouzeilles, épuisés, hébétés, trempés, bras et jambes sanguinolents, plantés d’épines.

«Hébé ! put… ! Hébé ! put… ! » répète Mounet d’une voix blanche qui ne trouve aucun écho dans la troupe anéantie.

Après une remise en état aussi scrupuleuse que possible, chacun regagne son domicile, sans aucun commentaire.

Au retour de l’usine, ma mère trouve mon frère endormi dans sa chambre, une flaque de vomissures violettes au pied du lit.

Mon père appelé en renfort s’écrie, « mais ce petit saligaud a bu du vin ! »

Alerté par le bruit, je m’approche « mais non, on a mangé des mûres au bosquet de Crouzeilles ! »

« C’est ça, hurle ma mère déchaînée. Et tu mens en plus ! En me décochant une torgnole magistrale ; je vais vous aider, chenapans ! »

C’est seulement à cet instant que je réalise : l’image de l’officier me revient, moins hostile, presque paternelle dans sa sévérité : « Jeunapang ! » avait-il dit, de sa voix métallique !