Le journal d'un généalogiste

Octobre approchait. La rentrée scolaire s’annonçait en cette quatrième année de guerre, avec son cortège de restrictions, des pénuries en tous genres. Trois mots réglaient notre quotidien : les tickets, la carte, les bons-matières.

Et ces trois mots allaient déclencher un cataclysme familial, dont j’ai longtemps gardé un souvenir amer, mais qui, aujourd’hui, me semble comique.

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Au mois de juin 1943, j’avais « brillamment » concouru pour les bourses nationales.

Elles m’ouvraient la voie royale des études classiques, qu’aucune des filles du quartier été en mesure d’envisager, faute, pour la plupart des parents, de pouvoir en supporter le coût. Par ailleurs, le concours des bourses était réservé à une certaine catégorie d’élèves « les têtes de classe ».  Peu d’appelés et peu d’élus !

Ma mère s’était donc attelée avec des moyens plus que réduit à la préparation de cette rentrée historique.

Livres d’histoire, d’anglais, de grammaire latine, quelques cahiers chichement monnayés contre des tickets rarissimes, tout cela s’accumulait sur la petite table pompeusement baptisée bureau en attendant de prendre place dans la fameuse serviette, léguée par notre frère aîné.

C’était une sacoche de cuir marron d’avant-guerre, bien sûr à doubles volets, fermée par une petite clé. « Une serviette de ministre », ironisait mon père.

Ma mère l’avait rangée dans un recoin inaccessible du grenier, après que le premier de ses fils, mon aîné de onze ans ait quitté le collège, pour des études techniques, qu’il achevait, caché dans quelques forêts Pyrénéennes, à l’abri des recruteurs du S.T.O.

Ce soir-là, donc, ma mère se mit en devoir de sortir la serviette de son inaccessible cachette. Je l’observais qui approchait un escabeau, soulevait une lourde trappe, se hissait à la force des bras dans cette sombre soupente avec des « Aïe ! Aïe » douloureux. Sa petite taille lui imposait des efforts intenses, rendus plus pénibles par l’obscurité du lieu.

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Enfin, l’objet fit son apparition, enveloppé dans un exemplaire jauni de la « petite Gironde ». Dans un soupir satisfait, auréolé de poussière, elle tira sur le papier en poussant un oh ! Suivi aussitôt d’un borborygme étrange, qui tenait du youyou des fatmas algériennes et de hululements d’oiseaux nocturnes.

« Maurice » finit-elle par articuler en direction de mon père ? Figée dans l’attitude de l’imprécateur antique, le masque tragique, l’œil fulgurant, elle tenait, à bout de bras, la sacoche percée en son flanc de deux trous oblongs, découpés au couteau, qui affectaient la forme du continent africain.

Zorro, (alias Arizona Bill) mon second frère, le chef invincible de nos aventures estivales, opérait déjà une prudente retraite. Rattrapé par une main paternelle qui se refermait comme un étau, le héros, défait, tentait d’expliquer : « c’est Mounet, il voulait un étui pour son revolver. Il m’avait promis dix soldats de plomb ». Une raclée magistrale s’abattit sur le bourrelier en herbe.

C’est ainsi que j’entrais dans le monde sophistiqué de la bourgeoisie lycéenne, équipée d’une infâme boîte en carton bouilli, obtenue à grand renfort de bons-matières, par ma mère qui ne se consolait pas de la destruction de la serviette en bon cuir d’avant-guerre, vandalisée pour quelques soldats de plomb.

Augusta Darjo (1932-2017), ma tante.

S.T.O. = service du travail obligatoire. Pendant l’occupation allemande, les jeunes hommes étaient envoyés de force en Allemagne.